Règles d'art et jeu de sciences

Par Julio Velasco

Les voi.es.x de la carte est à la fois une exposition et une installation qui cherche à mettre en rapport l'Art et les Sciences Humaines et Sociales en rassemblant plus d'une douzaine de projets liés à la ville de Berlin et réalisés ou en cours de réalisation par des doctorants et des chercheurs confirmés du Centre Marc Bloch.

Cette installation trouve ses sources dans les travaux des artistes conceptuels, tels que Sol LeWitt (voir sa série Walldrawing), où la création, définie par un premier artiste, se fait à partir d'un mode d'emploi ou protocole qui permet, par la suite, à un deuxième artiste ou "intervenant" de réaliser ou mettre en exécution l'œuvre, appliquant au domaine visuel un principe similaire à celui de la partition musicale. Ainsi, l'œuvre finale est le résultat de l'action d’au moins deux personnes, à deux moments différents, brouillant par-là non seulement la notion d'auteur, mais également celle d'œuvre d'art, car la présentation finale a autant d'importance que le mode d'emploi qui la définit. De plus, n'importe quelle personne, artiste ou non, peut s'approprier ce mode d'emploi pour créer des œuvres qui sont, toutes, originales, puisque, malgré l'existence d'un protocole unique, le résultat diffère à chacune de ses "activations".

Cette transposition dans les arts visuels d'un principe et d'un mode de fonctionnement typiquement musical a ouvert beaucoup de possibilités à la création plastique contemporaine et a connu, par la suite, plusieurs développements qui, à leur tour, ont donné lieu à de nouvelles approches et réflexions plus au moins complexes sur l'art. C'est donc dans cette perspective que s'insère le projet cartographique et sonore que nous présentons ici. Mais, à la différence du rôle qu’il joue dans les œuvres proposées par LeWitt, le protocole, bien qu'essentiel à l'installation, ne constitue pas l'un de ses buts, mais seulement un moyen qui reste, ici, peu visible, malgré sa place centrale dans l'ensemble. Les "règles" que ce protocole établit garantissent la possibilité à chaque projet participant aux voi.es.x de la carte de garder son identité propre, tout en lui permettant de s'intégrer dans un ensemble cohérent plus vaste et complexe et créent, de cette manière, un lien structurel entre l'individuel et le collectif, sans que ni l'un ni l'autre ne perdent de leur essence.

Les règles du jeu

Le protocole de l'installation que nous présentons est ainsi le moyen qui permet à l'œuvre de prendre forme. Il est présent à chacune des étapes qui la composent, bien qu'il ne soit ni sa source, ni son origine, car son rôle est de mettre en évidence des éléments préexistants en les rendant sensibles. Par-là, les liens qui unissent les travaux présentés tout comme l'unité de l'ensemble ne dérivent pas du protocole, mais c'est celui-ci qui leur permet d'être perceptibles.

Ce protocole a été défini, par Marion Picker et par moi-même, au début du projet, et a été discuté et adapté, par la suite, dans des réunions préparatoires avec les participants potentiels. Par rapport au rôle que les créations de LeWitt lui attribuent, le protocole reste dans notre travail à la fois très humble, car il n'a aucune vocation à capter la lumière, et très ambitieux, parce qu'il cherche à être cette lumière, ou tout au moins le véhicule de cette lumière qui permet de saisir une réalité pluridimensionnelle subjacente.

Les deux premiers "règles" de ce protocole cherchent à déterminer le cadre de l'installation : les projets sont élaborés ou en cours d'élaboration par des doctorants et des chercheurs confirmés du Centre Marc Bloch et leurs contenus sont situés dans la ville de Berlin. Les deux aspects relèvent du constat, fait à partir de la fréquentation de cette institution franco-allemande, de l'existence d'un nombre particulièrement important d'enquêtes en sciences humaines et sociales autour de cette ville. Ce fait s'explique à la fois par la localisation du Centre depuis sa création dans la capitale allemande, mais, surtout, par la richesse et l'importance de ce territoire dans l'histoire contemporaine. Tout en composant des parcelles d'un portrait de Berlin, ces travaux possèdent des liens entre eux que les voi.es.x de la carte cherchent à mettre en évidence en rendant explicites les relations intrinsèques tissées par eux. Ces relations fabriquent, à leur tour, la "toile" de la connaissance, ou d'une forme de connaissance, sur Berlin et plus largement sur la réalité et l'imaginaire de la ville occidentale dans la période contemporaine.

Ainsi, après avoir défini le cadre qui permet à un projet de faire partie de l'exposition/installation, le protocole fixe les éléments qui rendent perceptibles leurs liens. Nous avons établi deux formes sensibles et complémentaires de présentation pour tous les projets : l'une visuelle et l'autre sonore. La première se matérialise par la présence de cartes et la deuxième par des enregistrements. Les deux éléments dérivent d'une recherche antérieure (non finalisée) en Art et Sciences Sociales, qui se trouve, dans une certaine mesure et avec bien de transformations, à l'origine de celle-ci. Dans cette enquête antérieure, je me proposais de montrer les parcours quotidiens, dans le quartier berlinois de Neukölln, de la population artistique cosmopolite confronté aux déplacements des populations immigrées d'origine populaire résidant dans ce même territoire. L'approche cartographique permettait de rendre compte du fait que, bien qu'habitant le même territoire, chaque groupe avait à l'intérieur de celui-ci ses propres espaces qui ne coïncidaient que très ponctuellement avec ceux fréquentés par l'autre groupe. Cet élément cartographique semblait donc constituer un instrument fiable pour rendre compte à la fois de la diversité et de l'unité d'un lieu. Nous l'avons donc transposé et adapté, en demandant à chacun des participants de placer sur des cartes les lieux à partir desquels son travail se développait.

L'utilisation d'éléments sonores a été suggéré également par le projet sur Neukölln, lequel prévoyait des enregistrements où les habitants du quartier raconteraient leurs parcours quotidiens. Ces principes du protocole ont été proposés et discutés dans des réunions préparatoires. À partir de là, plusieurs modifications ont semblé nécessaires. Ainsi, si les cartes (et c'est un point à souligner) n'ont pas posé de problème particulier, l'aspect sonore semblait donner lieu à plusieurs questions. Beaucoup de projets utilisaient des entretiens enregistrés, mais c'était loin d'être le cas de la totalité d'entre eux et, de plus, les enregistrements existants ne pouvaient pas toujours être utilisés, ou seulement de manière très partielle, souvent pour des raisons de protection des personnes. La possibilité d'aller au-delà des simples témoignages s'est donc imposée, élargissant l'élément sonore à des bruits, musiques et tout autre composant acoustique en rapport avec chaque projet. Ceci a ouvert de nouvelles perspectives pour l'installation, mais aussi de nouveaux questionnements. L'idée de créer une composition sonore est rapidement devenue une évidence et, une fois de plus, comme dans le projet d'art conceptuel de LeWitt, la transposition d'une forme musicale dans un autre domaine semblait ouvrir des possibilités inattendues.
Pour éviter la cacophonie que comporte l'écoute simultanée de tous les enregistrements, ce qui, en plus d'être fatigant et désagréable, les rend incompréhensibles, nous avions la possibilité, soit de mettre des casques pour permettre des écoutes individuelles, en isolant chaque projet de l'ensemble, soit de trouver une autre solution qui renforcerait l'effet d'ensemble au risque de perdre le lien entre chaque son et son projet d'origine. Finalement, nous avons élaboré une réponse qui rassemblait ces deux aspects en créant (grâce à Telmo Menezes) un système aléatoire qui permet d'écouter les enregistrements à tour de rôle à travers un ensemble de haut-parleurs, à raison d’une enceinte par projet. Chaque haut-parleur, placé à côté de son projet d'origine, diffuse, quand son tour vient, les sons liés à celui-ci et uniquement ceux-ci, de manière que chaque enregistrement sonore reste spécifiquement attaché à sa source et ne soit transmis que par l'enceinte qui lui est dédiée. Ceci engendre à la fois une dynamique et un mouvement permanent qui concerne l'ensemble de l'installation, tout en permettant à chaque enregistrement de garder un lien direct avec le projet original. En complément, quelques fois dans la journée, de manière également aléatoire, la totalité des enregistrements se mettent en route, tous ensemble, pour quelques instants.

Les derniers éléments du protocole

Aussi bien les contenus cartographiques que ceux acoustiques fonctionnent de la même manière et permettent de créer un jeu de miroirs qui va de l'individuel au collectif et vice-versa. Pour compléter l'ensemble et garder la profondeur de chaque contribution présentée, il a été nécessaire d’ajouter deux éléments supplémentaires dans le protocole. Le premier a été constitué par des cartels ou notices explicatives d'accompagnement. Il s'agit ici d'une procédure classique présente dans la presque totalité des expositions, mais qui joue un rôle particulièrement important dans notre installation, car ce sont ces cartels qui précisent à la fois les principes techniques de chaque projet, mais surtout son sens scientifique, ses buts et les circonstances dans lesquelles il a été créé, en plus des personnes qui l'ont mis en place ou qui y ont contribué, permettant au spectateur de comprendre la signification individuelle de ces diverses présentations visuelles ou sonores.

Les projets étant particulièrement riches, ces éléments explicatifs risquaient de devenir presque aussi présents dans l'espace expositif que les autres composants (visuels et sonores), transformant l'installation en un grande exposition documentaire. Si l'art a assimilé et accepté depuis longtemps la forme documentaire comme valable dans son domaine, dans le cas des voi.es.x de la carte, renforcer cet aspect à l'intérieur de l'installation risquait de nuire à la lecture collective que nous cherchions. Encore une fois, maintenir le dialogue entre les projets individuels et la création dans son ensemble a été la question fondamentale dans notre travail. Ainsi, pour permettre à chaque projet de garder et de montrer sa profondeur et sa complexité, il a semblé nécessaire de créer un espace, en l’occurrence virtuel (site web), pour que chacun et chacune puisse retrouver, quand elle ou il le souhaite, l'ensemble des éléments relatifs à un projet particulier sans nuire à la compréhension de l'ensemble de l'installation dans l'espace d'exposition. De la même manière, grâce à un code QR spécifique pour chaque projet et figurant dans le cartel d'accompagnement, il est possible d'accéder directement à sa page dans le site web et d'écouter, quand on le désire, l'ensemble des enregistrements liés à celui-ci et de lire ou de voir toute la documentation le concernant. Ainsi, dans le site web, et à partir des codes qui se retrouvent dans l'expo, chaque projet retrouve sa dimension et son autonomie.

Une création collective et ouverte

Dans l'ensemble, avec des ajustements ponctuels, le protocole a bien fonctionné, en permettant à l'installation de rester ouverte pour inclure tous les projets, tout en gardant la cohérence de son ensemble. En théorie, le nombre de projets pouvant s'intégrer dans cette œuvre-exposition pourrait être illimité et n'importe quel travail suivant les "règles du jeu" fixées a la possibilité d'en faire partie. Bien entendu, l'intégration de chaque nouveau projet, comme nous avons pu le constater, modifie le sens de l'ensemble, de la même manière que le ferait la suppression de n'importe lequel d'entre eux. À son tour, chaque projet participant à l'installation est modifié par la place qu'il prend dans cet ensemble. La présentation actuelle peut donc être considérée comme un stade et non pas comme un résultat définitif.

Dans sa forme présentée, c'est le lieu d'exposition, la galerie Alice Guy de l'Institut Français de Berlin, qui a déterminé les limites quantitatives de l'installation. Nous avons rapidement établi le nombre minimal et maximal des travaux pouvant y être présents en fonction des qualités de l'espace et nous avons défini une fourchette allant de 9 à 18 projets. Nous sommes donc restés dans la médiane en présentant plus d'une douzaine de travaux.

Ce nombre a joué un rôle important pour permettre la réalisation d'une véritable "création collective". En effet, outre le groupe des chercheurs en provenance du Centre Marc Bloch, un ensemble très important de personnes a participé à ce travail y compris, bien évidemment, le personnel du Centre lui-même et celui de l'Institut Français, mais également, de l'atelier Limo pour le site web. Nous devons également citer, tout particulièrement, l'intervention essentielle de Dilara Hadroviç à multiples niveaux, ainsi que celle de Telmo Menezes (déjà cité) pour l'installation sonore, de Juliette Vignale pour les traductions, d'Alexandra Galindo pour l'organisation et de Nikola Tietze pour l'ensemble de la réalisation.

Mais au-delà de cette liste, qui, en incluant les participants et les personnes des institutions cités ayant aidé directement à la réalisation du projet, comporte au moins une trentaine de noms, et qui peut être définie comme le groupe de première ligne (ce qui nous donne ici l'occasion de les remercier), la collectivité du projet va bien plus loin et le nombre de personnes y ayant participé doit être multiplié par trois, quatre ou plus, car la plupart des travaux sont faits en collaboration avec, ou à partir de, plusieurs personnes ou groupes de personnes. Celles-ci participent à divers niveaux de la réalisation des projets : témoignages, statistiques, problématiques, etc. Bien entendu, ces collaborations ne sont pas, la plupart du temps, directes et certains projets, de type historique, travaillent sur des personnes décédées, tandis que d'autres concernent des groupes anonymes.

L'image d'un réseau est, sans doute, la plus pertinente pour décrire cet ensemble ; et les ramifications que cette installation implique couvrent, parfois, plusieurs pays et s'étalent sur plus d'un siècle. Si nous ne nous étions pas tenus au cadre fixé, à savoir des travaux sur Berlin faits par des chercheurs du Centre Marc Bloch, la création d'une œuvre collaborative scientifique ou artistique d’une telle ampleur aurait été très difficile, voire impossible, et aurait impliqué un déploiement de moyens beaucoup plus important.

L'Art et les Sciences Humaines et Sociales

La dimension collective de l'installation a eu des conséquences non seulement sur son protocole et ses moyens matériels, mais aussi sur ses bases conceptuelles et, quelle que soit la volonté qui s'est trouvée à leur origine, les voi.es.x sont aussi le résultat des diverses notions et connaissances que les participants possèdent dans le domaine de l'art comme dans celui des sciences. Lors des réunions préparatoires, la question "artistique" a été soulevée et certaines personnes avouaient ne pas comprendre cet aspect de l'installation. Il est, cependant, très intéressant de constater que sa valeur scientifique n'a jamais été mise en cause, au moins, dans le cadre de ces réunions préparatoires où l'ensemble de l'assistance était, pourtant, très impliquée dans ce domaine de la recherche.

Il n'a pas été facile de répondre aux interrogations sur la dimension artistique du projet collectif et il n'est pas exclu que, même après une visite de l'exposition, cette dimension reste peu évidente pour une partie du public. Il est possible que cette difficulté d'approche provienne, au moins en partie, d'une vision de l'art, très majoritaire encore aujourd'hui (y compris parmi des gens travaillant à l'intérieur de la création plastique), qui lie directement l'œuvre à la personne de l'artiste et en fait une expression de ses sentiments et de sa pensée. Cette conception de l'art est apparue en Europe à la fin du XVIIIe siècle, est devenu dominante dans la deuxième moitié du XIXe siècle et s'est imposée comme la forme "unique" de l'art au XXe siècle, mais elle est de plus en plus questionnée par beaucoup de créateurs contemporains qui ne trouvent plus de sens à cette hyper-individualisation de leur travail et tentent de lui opposer une notion d'art comme "outil social". Cette volonté de "socialisation" s'avère, dans la réalité, beaucoup plus difficile à être mise en exécution que ce qu'on pourrait imaginer, car le risque d'instrumentalisation et de récupération des besoins, désirs, expériences ou idées d'un groupe au bénéfice d'une création et, en particulier, de son auteur sont bien réelles et la légitimité de l'artiste pour parler au nom des personnes qui ne lui ont rien demandé et qui sont, dans leur grande majorité, parfaitement capables de s'exprimer par elles-mêmes, ne repose sur aucune base solide ou concrète.

Si les voi.es.x de la carte n'a pas du tout la prétention de trancher sur ces questions, elles cherchent néanmoins à prendre clairement position. Bien que l'installation ne s'attache pas à définir son appartenance à l'un ou l'autre des domaines de la connaissance, elle prend, par contre, à cœur le besoin de ne pas réduire l'outil artistique à un moyen d'expression d'une personne, l'artiste, mais d'en faire un instrument d'écoute de la collectivité. Ces deux éléments, l'écoute et la collectivité, constituent, ici, la base de l'échange entre l'art, d'une part, et les sciences humaines et sociales, d'autre part, car ces dernières, ou tout au moins une partie d'entre elles, suivant une voie opposée à celle que l'art a pris depuis deux siècles, se sont construites à partir et à travers cette écoute et cette collectivité et ont élaboré des méthodologies "objectivantes" qui permettent de produire, à partir de ces éléments, une forme de savoir. Il reste, néanmoins, parfaitement possible dans l'exposition de discerner les différentes notions, au niveau artistique comme scientifique, que chaque projet véhicule et l'installation permet, encore une fois, de faire des aller-retours entre les positions individuelles et la pensée collective, tout en rendant perceptible les processus conceptuels et formels qui vont de l'un aux autres.

Propositions cartographiques :
Berlin corps sonore

par Marion Picker

„Work with the power around you, not against it“ (Allan Kaprow)

L’exposition « Les voi.es.x de la carte/Tonkörper Berlin », met en relation quatorze travaux cartographiques relevant des sciences sociales et portant sur la ville de Berlin, avec une structure sonore composée d’interviews, de textes littéraires, de textes du quotidien, de musique et de bruits urbains. Cette installation dépasse ainsi les frontières traditionnelles entre art et sciences sociales. Elle relève à la fois du domaine de l’art expérimental, puisqu’elle forme un corps collectif composé de sons et de matériaux visuels, et du champ des sciences sociales. Pareille installation constitue une documentation de projets de recherche du Centre Marc Bloch, mais aussi un dispositif permettant d’interroger les interactions entre art et recherche.

Sa dimension sonore est le premier élément que l’on perçoit de l’exposition, à l’entrée voire même avant. Tout le reste découle de la réaction des visiteurs et visiteuses. Les sons associés aux différentes cartes se présentent comme un appel : on peut les suivre jusqu’aux lieux et aux haut-parleurs qui leur sont attribués, se laisser tracer un chemin et ainsi s’orienter dans l’espace d’exposition – ou bien choisir une autre manière de circuler dans l’espace.

Comme on le sait, les expositions-installations se caractérisent entre autres par le fait que la perception des visiteurs s’intègre dans l’« œuvre » ouverte, c’est-à-dire que ces derniers ne se trouvent pas devant, mais à l’intérieur de l’œuvre. Ils et elles deviennent ainsi des participant.e.s au même titre que celles et ceux qui ont œuvré à la création des objets, des informations et des enregistrements sonores. Il s’agit cependant pour nous moins d’interactivité, un terme maintenant banalisé, que d’exploration des subtiles relations entre objets localisés, plans image, et événements. Cela suppose également que cet appel sonore ne soit pas comme une convocation, mais comme une proposition, une invitation et une suggestion : quoi qu’il se passe ensuite, l’événement ne subit aucun dommage. Si quelqu’un décide de ne pas répondre à l’appel ou, ce qui serait préférable, de ressentir une ambivalence ou une hésitation à ce sujet, cela s’intègre tout à fait à notre concept. La position d’observateur non impliqué, qui fut longtemps considérée comme la plus évidente, aussi bien pour une visite de musée que dans l’observation scientifique, présente en effet des parallèles avec la cartographie. En effet, la position d’observateur désincarné et uniforme devant le « monde » de la carte était tacitement posée comme norme pour la réception, même si la lecture de cartes suscite justement l’attrait particulier d’une double expérience de l’espace : être à la fois devant et dans la carte. Nous souhaitons souligner de plusieurs manières cette ambivalence physique et cognitive dans l’utilisation des cartes.

Dès les premières discussions avec Julio Velasco sur le projet d’exposition, nous avons noté qu’au moins depuis l’hommage d’Allan Kaprow à Jackson Pollock, la réflexion portant sur l’aspect immersif de l’œuvre d’art dans la pratique de l’installation avait son équivalent dans la cartographie critique. Il s’agit d’une approche ancrée dans les sciences sociales, qui considère les cartes comme des instruments de pouvoir et les critique en tant que tels. Historiquement, dans les contextes coloniaux par exemple, les cartes ont pu déployer leurs effets précisément parce qu’elles étaient considérées comme des représentations objectives de la réalité sociale et physique, bien que leur production se soit traditionnellement trouvée entre les mains d’élites bénéficiant d’un accès privilégié aux données sous-jacentes. La cartographie critique existe à la fois sous une forme résolument théorique mais aussi en tant que pratique cartographique, déployant toutefois une diversité de procédés parmi lesquels les approches artistiques trouvent également leur place. L’art et la cartographie ont toujours entretenu des relations étroites, même si cette influence réciproque n’a souvent été reconnue qu’après coup malgré son évidence. D’une part, les procédés et les problématiques cartographiques ont été repris par des courants artistiques tels que le Land Art et l’Environment, mais aussi par la psychogéographie des situationnistes. D’autre part, les happenings et le Performance Art ont inspiré la cartographie critique naissante à partir des années 1970. Ils l’ont incitée à ne pas considérer les cartes uniquement comme des objets historiques décoratifs, des aides techniques à l’orientation ou des instruments scientifiques, mais plutôt à porter l’attention sur leur constitution intermédiale, sur leur épistémologie propre, et à examiner les structures institutionnelles et de pouvoir qui en découlent.

L’un des postulats les plus importants de la cartographie critique est qu’il n’existe pas « la » carte de quelque chose, mais tout au plus « une » carte de cette chose. La cartographie devient « critique » en reconnaissant et respectant les manières des autres de percevoir le monde. Le « monde », dans ce cas, c’est Berlin. Pour « Les voi.es.x de la carte/Tonkörper Berlin », il ne s’agit toutefois pas de « capturer » Berlin. Les cartes et les traces sonores des différents projets offrent certes des perceptions spécifiques et pertinentes de la ville, mais ces aperçus ne s’accompagnent d’aucune prétention à la représentativité. Dans cette exposition, les « voies de la carte » mènent donc de la cartographie traditionnelle à une expérimentation de ce que les cartes peuvent accomplir dans le cadre des sciences sociales, lorsque le concept de carte s’élargit et que le statut même de la carte est pris en compte, et non pas seulement ce qu’elle montre ou donne à percevoir.

Si notre installation sonore et cartographique se présente comme une méta-cartographie au sens de la cartographie critique, les différents projets documentent aussi la dimension cartographique de la recherche en sciences sociales du Centre Marc Bloch, dont notre exposition laisse entrevoir la grande diversité, pas seulement au regard des différentes disciplines scientifiques employées. Les différentes contributions relèvent d’approches sociologiques, anthropologiques, historiques, géo-informatiques, géographiques, architecturales, culturelles, littéraires, sans omettre les approches véritablement artistiques. Chacune d’entre elles se caractérise davantage par une ouverture sur d’autres disciplines que par des méthodes monolithiques. En outre, certaines des langues des projets figurent dans les enregistrements de l’installation sonore : celles du Centre Marc Bloch, l’allemand et le français ; souvent aussi l’anglais ; puis les différentes langues parlées par les « centristes » eux-mêmes, dont l’origine ne se limite pas, loin s’en faut, à l’Allemagne et à la France ; enfin, celles nécessaires à leurs projets, tant à leurs collaborations qu’à leurs entretiens.

Le choix des formes cartographiques adaptées aux projets de sciences sociales est aussi une forme d’écoute. Il s’agit d’un travail de traduction, de transmission et de transfert.

Dans notre exposition, les cartes historiques et les plans de ville ont leur place, tout comme les projets expérimentaux, qui ne peuvent pas tous être compris sous la vague terminologie de « mapping ». Ces derniers mettent en jeu des méthodes participatives, des cartes animées, des sculptures et installations cartographiques, des cartes mentales et sensibles, des cartogrammes, des diagrammes, des paysages sonores, l’observation de différentes échelles et des « Schwarzpläne » du type « Nolli » concernant l’occupation au sol. La plupart de ces méthodes se veulent « faites main » et restent à la portée de toutes et tous grâce à l’open data, aux logiciels gratuits et à un matériel abordable.

Si notre approche relève de la cartographie critique, nous le devons au rassemblement d’une multiplicité de types de cartes formant une constellation à transferts multiples dans la sculpture sonore, sans pour autant abandonner leurs particularités, et non à la seule pratique cartographique contestataire, tel le « mapping back ». De même, se dessine dans les cartes elles-mêmes, dans l’espace d’installation, dans la ville-monde, la coexistence ou la juxtaposition des perceptions et des priorités sociales les plus diverses qui, du reste, peuvent entrer en conflit les unes avec les autres. C’est donc à plusieurs échelles qu’intervient ce que deux cartographes critiques, Denis Wood et John Krygier, ont appelé la « proposition » cartographique. Une carte est d’abord une proposition, un énoncé sous forme graphique dans lequel quelque chose de nommé et de qualitativement déterminé est associé à un lieu dans une surface de présentation cartographique et ainsi « positionné ». Mais « proposition » signifie aussi invitation à adopter la perception du monde de l’énoncé cartographique.

Pour nous, concevoir les cartes comme des « propositions » ne revient pas seulement à la multiplication de contre-cartographies comme seule pratique de la cartographie critique. Cette dernière doit surtout rendre sensibles les conditions épistémologiques de la cartographie, ce qui met en jeu une ambivalence entre observation désincarnée et immersion cartographique, susceptible d’ouvrir les cartes en tant qu’espaces sociaux des possibles à la temporalité complexe. Pour notre carte sonore, le mot d’ordre est donc de se placer au sein d’un équilibre précaire, à la fois devant et « dans » la carte, et non pas simplement de cartographier les Autres. De leur donner la parole et d’écouter, non seulement les voix des habitants humains de la ville, par le biais d’interviews et de témoignages, mais aussi les traces audibles de leurs mouvements, celles du vivant et de celles qui constituent la ville – en tant que corps sonore cartographique.